Le vide
Je rêve de devenir vide.
Je travaille dans une boîte de marketing pour gaver l’homme d’images et repaître son esprit d’une fièvre où les migraines deviennent des films, des séquences où l’on n’agit que par procuration en soumettant sa propre trame par le truchement d’un infini blanc. Je dors mal souvent, je me réveille avant l’heure avec le dos de ma mère en voile brouillé. Je crève de froid en gagnant la douche où tous les matins je me sens vivre rien que parce que les mains pliées contre le mur je reçois le jet sur la peau, c’est l’eau qui me touche. Je n’avale rien, je m’habille mécaniquement, je dévie dans les files et je dévale toujours la même route, Sisyphe d’un cercueil en sursis. J’accomplis les mêmes tâches dans la connexion, je me connecte à la grande farce virtuelle, je la ressens pauvre et factice mais elle me possède comme un reflet déformé. Je ne bande presque plus en journée, je dois solliciter l’imagerie pour me sentir animal. Je m’abstiens dans la dépendance, je dépeins les fragments d’une vie que je souhaiterai riche et intense.
Et là encore je rêve de devenir vide.
Je meurs de solitude, pourtant je chante encore quand la nuit tombe et efface le jour comme on rature la case blanche d’un agenda. Encore un, un de moins, un de plus à joncher le sol d’une poussière, unique substitut d’une trace de passé. J’ai envie de pleurer parfois mais je n’y parviens pas, je me raconte une histoire triste pour imbiber l’iris d’une mélancolie dont je suis déjà détaché parce qu’elle n’est plus rattachée à un idéal. Je ne lis presque plus, je ne me lie plus, j’ai des noeuds en travers de l’âme. Je dois détester au fond ce que je suis alors que je brandis mon égo aux jugements borgnes. J’ai la phobie de l’abandon alors je te quitte, je te déçois, je t’abuse en te faisant la promesse d’un élan, d’une envie, d’une pulsion où je te déchire le cœur comme j’égorge ta peau dans un écrin de sang, juste pour avoir chaud. Quand je jette un regard froid sur moi, je ne peux m’empêcher de penser que je suis lucide en fin de compte. Je souris souvent en observant les hommes se défaire de leurs angoisses en construisant, en sublimant leurs errances dans des projets qui les définissent acteurs d’un choix. Mais au bout de la route, à l’écart des chemins de traverse, sur la longue ligne droite vers le vide, ils ne sont que les néons d’une lumière bleue et impalpable. Ils scintillent un temps, puis juste par intermittence avant de s’éteindre avalés sans semonce par la nuit sombre, ne parvenant même plus à jeter autour d’eux le souvenir d’une ombre.
Un jour je serai vide et libre.
G.