D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours rêvé d’être un poisson. Pas l’un de ceux qui s’ébroue dans l’embrun salé, à la trajectoire définie par les courants. Non, plutôt un petit d’eau douce, un modeste, un qui vivote dans de l’eau stagnante et qui survit au cœur des saisons sèches dans une flaque de vase, une flaque aux contours rassurants et définis. La fascination aquatique est telle que parfois, assis au bord d’un étang à compter les bulles en surface, je suis saisi d’une envie soudaine et impérieuse… plonger, plonger encore mon visage de la surface à la couche de vase, faire taire mon élément d’obsession et le noyer une fois pour toute. Je n’en ai pourtant jamais eu le courage.
Cette tendresse pour la profondeur est tout relative et, il faut bien l’admettre, elle prend de temps à autre l’aspect d’une jalousie tenace, teintée d’une envie peu religieuse, contre tout ce qui aborde le monde avec le calme naturel de la confiance en soi.
En ce moment d’ailleurs je ressemble davantage à un crabe qui croupit dans une crevasse à marée basse. Je suis allongé depuis un temps indéfini, couché sur un matelas jauni, posé à même le sol et comme tous les jours au premier réveil qui se confond avec la nuit je me connecte à la grande farce virtuelle pour y contempler un reflet aseptisé, celui d’un homme sans âge, sans ride, sans odeur, un ersatz d’homme, un fantôme tout juste bon à nourrir les fantasmes tristes et secs des voyeurs assis de l’autre côté de la barrière de pixel. Cette habitude quotidienne me rassure plus qu’elle ne me nourrit, elle me conforte dans l’idée que je suis mieux ici, cerclé par quatre murs, à maîtriser une destinée dictée par l’assurance des doigts sur le clavier, que dehors, là où les yeux et les lèvres sont exposés au sel et au vent d’une vie fourmilière. Finalement peu importe les canettes de bière éparpillées sur le sol, peu importe les couches de poussière qui s’amoncèlent dans les coins comme des tables de chevet. Peu importe l’odeur de tabac froid conjugué aux relents de moisissure. Peu importe les murs lézardés et les velux toujours fermés. Le truc c’est que je m’en fous, je suis là étendu comme un cadavre sec, dépourvu d’émotion jusque dans la pupille rouge. Je fixe un point comme je pourrai en regarder mille, je suis vide, vague et c’est tout.
Un matin j’imagine que je ne me lèverai plus. Ce qui me reste d’amis dit que je suis dépressif. La semaine dernière, ils sont venus à deux, ils ressemblaient à des gars qui vont faire un truc qu’ils n’aiment pas. Mines sérieuses et ton grave, ils m’ont servi un discours qui avait le goût d’un plat préparé sorti trop tôt du micro-onde.
- On est venu te parler, ont-ils dit, juste après que j’ai replongé dans le lit, la porte toujours entrouverte.
- Je m’en doute.
- Il faut que tu te reprennes mon vieux, tu vas finir par perdre tous tes potes.
- Oui enfin vous êtes encore là non ? Un grand vide s’est installé avant qu’un jugement ne retentisse claquant comme une langue dans une gorge sèche.
- C’est elle ou c’est nous.
- Elle est folle. Faut que tu l’acceptes, a surenchérit le plus petit des deux.
- Mmm.
- Bon allez maintenant tu te lèves et on va faire un tour en forêt.
- Quoi ?
- Faut que tu te changes les idées.
- Non mais vous êtes dingues ou quoi, il fait – 15°.
- Justement ça va te faire du bien un peu d’air frais, a asséné le plus grand des deux.
- Ca va les gars, je vous assure. J’ai juste besoin d’être un peu seul. Seul, la porte fermée et la pièce vide, vous comprenez ?
Ils sont partis comme ils étaient entrés, en cherchant une sortie là où ils n’y avait de toute manière aucune issue. J’étais gêné pour eux autant qu’ils devaient être désolés pour moi. Au bout du compte et en dépit des distances qui se creusaient, on partageait encore quelque chose, une empathie mutuelle. Les amis ça devrait agir sur le moral comme un aquarium, à l’instar d’une thérapie relaxante basée sur le silence et l’agréable sensation du mouvement lent.
Allongé sur le dos, les mains jointes dans la nuque, j’ai fermé les yeux et je suis retourné en arrière, loin, comme à la source de tout. Je suis remonté dans la vallée des première fois et là je l’ai entendue m’appeler, avec sa petite voix aigue et délicate, je l’ai revue devant le porche, attendant que je sorte de la voiture, « viens » murmuré, trépignante.
Chaque année c’était la même danse de l’impatience… Elle riait comme on respire et faisait danser autour de son teint halé ses longs cheveux lisses, noirs de geai. Je lève le visage vers elle et je la revois encore dans le cerisier. J’y suis retourné il n’y a pas si longtemps. Je ressentais encore la même joie à y grimper, à vouloir m’éloigner du sol et à y ramasser mes souvenirs comme on raflait les cerises. Les branches avaient le poids des ans mais elles tinrent bon. Ca n’avait plus la même saveur et je me suis trouvé con en fait mal installé sur un arbre pourrissant.
Chut, tais-toi… Il y a une main dans le dos qui frôle et gratte, c’est cette main bon dieu le chaînon. Il y a aussi le premier baiser dans le champ derrière la résidence, les appels craintifs de sa mère hurlant après elle depuis la fenêtre. Je les revois eux aussi, elle élancée, les cheveux rabattus en chignon, lui la moustache fière, tous deux aussi beaux que des rois depuis les tranchées de l’enfance.
J’ouvre les yeux pour mieux me souvenir. Je continue à la voir, distinctement. Nous sommes dans la vallée de la Vésubie, au bord d’un étang rempli de truites. Elles sont affamées, acculées dans un coin près du filtre à eau, énervées à se bousculer pour crever quand tu lances ton hameçon, et dans un dernier soubresaut elles se déchirent les branchies en se disputant le ver. Elle sourit, enfin je crois. Bon dieu, tout disparaît si vite… Faudrait tout écrire. Elle est dégoûtée peut-être, la tête de la truite frappée sur le sol pour faire taire ses ondulations, éclatée comme il se doit par la main meurtrière de mon grand-père, de ses mêmes mains qui égorgèrent dans les rizières de l’Indochine des ennemis au dos vérolé de sangsues.
J’oublie en fait, je fais semblant que non, mais ça s’efface, ça se fane et s’évade. Ce ne sont toujours que les mêmes traces de mémoire dans lesquels on remarche indéfiniment, jusqu’à ce que ça ne soit plus qu’une forme indistincte et remodelée qui n’a finalement plus rien de vrai.
Elle est partie un jour de juillet ou de juin. Je n’en ai jamais rien su. Je l’ai entendu dire, à la dérobée, je l’ai volé à la bouche de ma grand-mère, caché derrière une porte d’ombre. Tombée le jour de son douzième anniversaire, droite comme un i qu’elle disait. Et toutes ces années, j’ai pensé qu’elle avait choisi de ne plus venir m’attendre sur le perron de la résidence, j’ai imaginé qu’elle avait fait ses valises, j’ai cru leur mensonge. Et le temps passant, j’ai aimé d’autres âmes, plus souvent des corps d’ailleurs, j’ai fatigué mes mains sur des peaux partagées par d’autres, sans souci d’exclusivité. J’ai cherché des regards tristes, parce que sans le savoir je voulais retrouver ses grands yeux figés.
S’en aller à présent. Repartir de là-bas, repartir là-bas, et oublier son dernier regard quand un matin elle a refusé de me dire au revoir. C’est la dernière fois que je l’ai vue, devant le restaurant de ses parents, sur le parking devant le remonte-pente. Je serai incapable de dire si j’ai ressenti de la peine et quand plus tard j’ai appris, je ne me rappelle plus si j’ai eu de la peine. Aujourd’hui pourtant j’en ai, les yeux ouverts couverts de larmes quand je revois son petit visage brun d’enfant du soleil et que son prénom se promène encore dans ma mémoire, sa main dans mon dos.
G.